Le retour au bercail – Dernière manche

du 26 août au 1er septembre

Rappel de l’épisode précédent : j’ai abandonné Treizour sur un ponton de Cherbourg pour une quinzaine de jours.

J’ai retrouvé avec bonheur ma maison, ma couette, ma voiture, et mon jardin tout nettoyé par mes squatters. Jérôme est reparti vers Grenoble.

23-24-25 août, j’ai fait un aller-retour en train vers Metz pour un weekend plein de surprises, à cheval entre Luxembourg, Allemagne et Lorraine.

 

Pour remonter sur Cherbourg, je n’avais pas très envie de subir à nouveau 8 heures de train, Jérôme m’a suggéré de tenter Blablacar. Je regarde sur Internet, et je trouve le 26 août un voiturage direct Douarnenez-Cherbourg, 440 km. Je regarde les prévisions météo pour le 27 août, elles sont raisonnablement bonnes, je réserve ma place.

 

Lundi 26 août

5h du matin, place de la Mairie à Douarnenez,  je monte à bord de la voiture de Jacques. Voyage rapide et très agréable, Mon chauffeur me parle de sa vie à bord des sous-marins nucléaires français, construits à Cherbourg.

Il me dépose à la marina de Cherbourg à 10h45. Je remets le bateau en ordre, je fais les courses pour quelques jours. Mes dernières cogitations sur les prévisions météo m’ont fait prendre la décision de partir dès cet après-midi. La marée est haute vers 17h30 dans le raz Blanchard entre le Cap de la Hague et Aurigny, je pars à 16h, j’aurai ainsi le courant descendant au début pour descendre vers Guernesey puis Roscoff.

 Sur la route, le temps est couvert, il y a même des bancs de brume par moments. Mon sous-marinier me dit que ça va se lever, beau temps annoncé.

 

15h50, amarres larguées. Il y a de la brume. Elle va se dissiper, on y croit.

Cette nuit en mer va être difficile : au début le brouillard est épais, et ça va plutôt empirer, avec une visibilité à 100 mètres, et même parfois à 50 mètres.

Je suis debout dans le cockpit, je guette, je redoute l’apparition d’un bateau de pêche ou d’un voilier sans AIS. Je descends un instant à la table à cartes pour vérifier ma route, je ressors, et là au dernier moment je vois une balise là, à quelques mètres du bateau. Pas le temps de manœuvrer, je frôle la balise,  il restera une trace d’algues sur la coque. Plus de peur que de mal, j’aurais pu la cogner de plein fouet ! Sur la carte, je suis passé à 300 mètres de la balise…

Souvenir à bord de Balum Piti, 12 mars 2012.

Je ramenais mon nouveau bateau de Cherbourg à Bénodet avec mon amie Noëlle. La brume était par moments assez épaisse, nous étions attentifs à repérer toutes les balises qui jalonnent la côte entre la rivière Penzé et l’Aber Wrach. J’ai écrit dans le journal de bord ce jour-là «  La bouée de Lizen Ven par le travers. Elle a bougé vers le Sud-Ouest ? »

Le soir, nous allons boire une bière au Café du Port, et nous y rencontrons l’équipage du Velleda, le bateau des Phares et Balises. On leur rapporte notre impression sur la balise Lizen Ven, ils nous répondent qu’ils sont là pour elle, en effet la balise a bougé de un mille nautique (1,852 km) vers le Sud-Ouest.

Une balise est accrochée par une grosse chaîne à un « corps mort », un bloc de béton posé sur le fond. Les jours de grosse tempête, une balise peut tracter son corps mort, eh oui. Est-ce ce qui est aussi arrivé à la balise Basse Bréfort ?

 

Je guette, je guette, anxieux. Je passe le raz Blanchard  sans problème, pas trop de courant. J’amorce ma descente entre les îles d’Aurigny et Guernesey. La nuit tombe, et peu à peu dans la nuit noire, le brouillard diminue. Les étoiles sont de plus en plus nombreuses, et j’aperçois enfin quelques lumières sur Guernesey, des phares.

 

Dans l’obscurité, les vagues ont une drôle d’allure, comme si elles étaient balayées par un faisceau lumineux. Mes feux de position, un phare lointain ? Tout à coup je comprends,  je traverse des bancs d’un plancton qui devient phosphorescent avec la vague d’étrave du bateau. Je me remémore ce genre de scènes dans les eaux tropicales, quand tout à coup le  spectacle devient magnifique, des dauphins arrivent ! Ils plongent dans le plancton, je vois leur silhouette scintillante, visiblement ils s’amusent à se déguiser en spectres lumineux bondissant dans les vagues. Pendant 10 à 15 minutes ils font leur numéro, mais le plancton disparaît, ils s’en vont.

Un mince croissant de lune rousse se lève à l’Est.

 

Je démarre des petites siestes de 15 minutes. Dans le lointain vers le Sud, j’aperçois de grandes lueurs, des éclairs de chaleur qui teintent les nuages de jaune et de mauve. Je n’entends pas de tonnerre, parfois seulement un roulement très lointain.

Après l'orage, au petit matin.
Après l'orage, au petit matin.

Je vais vers le Sud-Ouest, et je m’approche de cet orage qui s’étale sur tout l’horizon. Peu à peu, les éclairs, qui n’étaient que sous les nuages, se mettent à tomber sur la mer autour de moi, avec grand fracas. Je serre les fesses : dois-je couper tout ce qui est électrique dans le bateau, les feux, l’ordinateur ? Cet orage, qui aura duré la moitié de la nuit, va enfin se calmer en même temps que l’averse qui commence à tomber, une grosse averse qui n’en finit plus.

Avec  le jour, tout rentre dans l’ordre, mais le vent, qui était faible, va par moments s’évanouir complètement. Beaucoup de moteur pour terminer.

Bref, content d'arriver à Roscoff, la nuit a été courte.

 

Je vais passer 2 nuits ici, mais de toute façon la météo est nulle pour la suite. Il faut attendre dimanche-lundi pour enfin avoir du vent qui descend vers Douarnenez. Je vais sans doute faire une étape au moteur pour aller à l'Aber Wrach, et puis peut-être encore une jusqu'à l'aber Ildut, et dimanche je ferai le trajet jusqu'à Douarnenez, à la voile !


Mercredi 28 août

Grosses siestes à bord dans le port de Roscoff.

Je suis passé ici récemment par la route, fin mai on était venu à 2 voitures pour que Pierre laisse la sienne avant de partir vers l’Irlande,  ainsi avec Jérôme ils avaient pu filer directement sur Grenoble après leur traversée retour depuis Cork.

J’ai déjà testé cette marina très moderne avec Balum Piti lors de convoyages entre Bénodet et Cherbourg. Je me souviens en particulier d’une arrivée épique en mars 2013, en solo. J’avais quitté Cherbourg avec du vent assez fort, mais je voulais m’éloigner très vite de ce port où le bateau était bloqué depuis 7 mois, à cause de querelles stériles entre l’expert, l’assurance, le chantier… A peine parti le vent s’était renforcé, j’avais passé le raz Blanchard avec un vent de force 7 bien établi. J’étais allé me réfugier 24 heures à Guernesey. Le temps s’était assagi, j’étais reparti vers Roscoff avec un bon vent. Vers 6 heures du soir, j’avais téléphoné à la marina de Roscoff pour les prévenir que j’allais arriver tard. Pas de problème, où vous voulez sur le ponton B, m’avaient-ils répondu. Une demi-heure après, le vent s’était renforcé, force 7 à nouveau, avec des vagues très formées venant de l’arrière.

Je ne connaissais pas très bien ce bateau, mais ça avait commencé dans le raz Blanchard, et là ça redémarrait, le bateau partait en surf ! Sur la pente des vagues, la quille et les 2 safrans se mettaient à vibrer, toute la coque tremblait et le bateau accélérait comme une vulgaire petite planche de surf. Toutes les 3 vagues, le bateau démarrait et moi je n’en menais pas large. Le pilote automatique travaillait bien, les vagues étaient hautes mais très régulières, heureusement car que se serait-il passé autrement ? Nuit noire, j’étais entré dans la marina à 9 heures du soir comme une fusée, en face de l’entrée j’avais vu le ponton B, une place libre, manœuvre impeccable du premier coup…

 

Jeudi 29 août

Ça fait 3 mois aujourd’hui que Treizour a quitté le Port Rhu. Avec Pierre et Jérôme on avait largué les amarres le 29 mai. Sacrée virée.

La pleine mer est à 4h50 du matin, j’ai 34 milles nautiques à parcourir jusqu’à L’Aber Wrach. Je pars à 6h pour profiter du courant de marée descendante qui va vers l’Ouest. Nuit noire. Un croissant de lune tout mince se lève à l’Est.

Pas de ferry à quai, je quitte le port et j’entre dans le chenal sinueux entre Roscoff et l’île de Batz. L’horizon vers l’Est s’éclaircit à peine, pas suffisant pour éclairer ma route. Je devine les balises et les tourelles, je fais confiance à l’ordinateur et au GPS pour zigzaguer dans le noir, pas très rassuré. À 7h, le jour est presque levé, enfin, je n’ai plus besoin de la lampe torche pour lire les instruments du bord.

Le soleil se lève sur l'île de Batz derrière moi.
Le soleil se lève sur l'île de Batz derrière moi.

Il fait un temps magnifique, tout petit vent, mer assez belle. Je le savais en partant, aujourd’hui ce sera moteur, le vent est trop faible et plutôt de face, et il faut que j’avance ! Grand-voile, génois déroulé et moteur à 2400 tours/minute.

La balise du Libenter
La balise du Libenter

L’étale de marée basse est à 11h45 à l’Aber Wrach, et j’approche de la balise du Libenter qui marque l’embouchure de l’aber. De nombreux voiliers entrent et sortent. Je remonte le bras de mer, j’appelle la marina à la VHF : « Marina de l’Aber Wrach, ici le voilier Treizour. À vous ». Une marinière sur un Zodiac rouge m’attend et me conduit à mon ponton. Amarrage terminé à 13h.

Devant la marina, j’aperçois dans le mouillage le Rara Avis, un des voiliers du Père Jaouen. J’avais déjà vu ce voilier aux Antilles, avec son collègue le Bel Espoir II, à St Lucy en 2004, et à St Martin en 2015. Le Père Jaouen, originaire de la région, étant décédé en 2016, je ne sais pas ce que deviennent ses bateaux aujourd’hui.

Le Rara Avis
Le Rara Avis

Vendredi 30 août

Le projet du jour : je veux arriver aujourd’hui à l’Aber Ildut à l’étale de marée basse, 12h16. Je calcule ma moyenne entre Roscoff et l’Aber Wrach hier : 4,85 nœuds ; je pars de l’idée que je vais faire à peu près la même vitesse, j’ai une vingtaine de milles nautiques à parcourir, je vais donc partir à 8h du matin, j’aurai le courant avec moi, avec un vent prévu tout petit, mais, comme d’habitude, dans la mauvaise direction !

Je quitte mon ponton de l’Aber Wrach, et je cafouille ! Le courant de marée me joue des tours, et je pars en travers, je m’appuie sur le bateau voisin… Tout rentre dans l’ordre, mais quelques secondes d’inattention ont suffi…

Il fait beau, je fais des photos. Il y a de la houle, une grande et longue houle conjuguée aux frisotis du courant de marée qui pourrait donner l’impression d’une mer mauvaise, mais Treizour escalade ces pentes sans problème.

Je prends le virage, j’amorce la descente du chenal du Four en saluant au passage le phare du Four. Je vois au loin l’île d’Ouessant, l’île de Molène.

Samedi 31 août

Journée de repos au ponton de l’Aber Ildut. De toute façon il pleut. Je lis, j’écris, je regarde des films. Et je m’offre un repas de midi au restau du port.

Un aber ?

C’est un mot d’origine celtique qui signifie estuaire, ria, une vallée fluviale envahie par la mer. En Bretagne sud, on parle d’aven.

 

 

Dimanche 1er septembre

Lever 6h, il fait nuit noire. Ah, la nostalgie des tropiques où le soleil se levait à 6h, où la lumière était plus intense à 7h du matin qu’à midi en Bretagne…

Cette dernière journée de navigation s’annonce bien, le ciel est encore tout étoilé et les prévisions météo sont bonnes.

Mon voisin de ponton me donne un coup de main, il part derrière moi vers Audierne. Manœuvre sans problème, pas de courant, pas de vent, ciel tout dégagé.

Je sors de l’aber au moteur, et je l’arrête dès que j’ai dépassé les balises du chenal. Conditions parfaites. La mer est belle.

7h45, vitesse 4,2 nœuds. J’attends que le tapis roulant se mette en route.

9h30, vent de 5 nœuds, mais Treizour fait des pointes à 7 nœuds en face du Conquet. J'espérais mieux. C’est là qu’en théorie le courant doit être le plus fort, mais la mi-marée n’est que dans 45 minutes…

Le phare de la Pointe St Mathieu qui signale l'entrée de la rade de Brest.
Le phare de la Pointe St Mathieu qui signale l'entrée de la rade de Brest.

J’arrive au niveau de la Pointe St Mathieu, le courant du chenal du Four rencontre le courant sortant de la rade de Brest, et la mer devient un vrai champ de bataille sur quelques centaines de mètres. Moteur, le pilote automatique se fait déborder.

½ heure plus tard, j’arrête le moteur. Je devrais bénéficier du courant descendant jusqu’à l’entrée de la baie de Douarnenez devant le cap de la Chèvre, vers 13h, et là, le courant de marée montante va démarrer et m’emporter jusqu’au Port Rhu. Que pouvais-je imaginer de mieux ?

En arrivant en baie de Douarnenez, le vent se lève, atteint 12-15 nœuds, ce qui était annoncé par la météo.

Je suis vent arrière, le génois est masqué par la grand-voile que je vais finalement ferler. Je ralentis à peine, mais je ne suis pas pressé, la porte du Port Rhu n’ouvre qu’à 17h30.

Je retrouve l'île Tristan.
Je retrouve l'île Tristan.

J’arrive au ponton visiteurs, face à l’île Tristan, vers 15h : le vent est juste dans l’axe du chenal, une bonne petite houle rentre, le vent est encore monté, et il ne serait pas question de rester ici pour une nuit. Mes voisins anglais me donnent un coup de main pour passer mes aussières, et je me retrouve dans leur bateau à causer Brexit : ce n’est pas courant en ce moment de trouver un anglais pro-Brexit en France, j’essaie de ne pas faire de commentaires, mais je crois qu’il les entend quand même !

Tous les bateaux au ponton valsent et dansent, et personne ne veut rester dans ce shaker. Enfin le Port Rhu ouvre sa porte, j’embauche un voisin pour ne pas trop rater mon départ, tout se passe bien. J’entre dans le Port Rhu, mais je ne vais pas aller tout de suite au mouillage attitré de Treizour, sur bouées, j’ai demandé à être sur un ponton pendant quelques jours, afin de me faciliter la vie pour vider les soutes et faire le ménage. Je suis rentré au bercail.


Treizour a parcouru en 3 mois environ 2000 milles nautiques, l’équivalent d’une transat ! Pas mal pour un bateau de 8,50 mètres, né en 1998. Je pense que son capitaine s’est bien comporté aussi, même si par moments il se demandait ce qu’il faisait là. J’ai eu des coups de mou, mais aussi de grandes satisfactions.

Prochaine destination ? J'irai peut-être vers des eaux plus chaudes, avec une météo plus tranquille, moins de courants… Les îles atlantiques, Groix, Belle Ile, Noirmoutier, Yeu, Ré, Oléron, pourquoi pas ? Laissons passer l’hiver, on en reparle au printemps prochain.

 

 

A Douarnenez, dans la rue du Treiz,

le 1er septembre 2019 à 20h30.

Par la fenêtre je vois Treizour,

tranquillement amarré

devant le Port-Musée.

Lui aussi a le droit de souffler,

il a beaucoup donné.